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4
5 CANDIDE,
6
7 ou
8
9 L'OPTIMISME,
10
11 TRADUIT DE L'ALLEMAND
12
13 DE M. LE DOCTEUR RALPH,
14
15 AVEC LES ADDITIONS
16
17 QU'ON A TROUVÉES DANS LA POCHE DU DOCTEUR, LORSQU'IL MOURUT
18
19 À MINDEN, L'AN DE GRÂCE 1759
20
21 1759
22
23
24
25CHAPITRE I.
26
27Comment Candide fut élevé dans un beau château, et comment il fut
28chassé d'icelui.
29
30Il y avait en Vestphalie, dans le château de M. le baron de
31Thunder-ten-tronckh, un jeune garçon à qui la nature avait donné
32les moeurs les plus douces. Sa physionomie annonçait son âme.
33Il avait le jugement assez droit, avec l'esprit le plus simple;
34c'est, je crois, pour cette raison qu'on le nommait Candide. Les
35anciens domestiques de la maison soupçonnaient qu'il était fils
36de la soeur de monsieur le baron et d'un bon et honnête
37gentilhomme du voisinage, que cette demoiselle ne voulut jamais
38épouser parce qu'il n'avait pu prouver que soixante et onze
39quartiers, et que le reste de son arbre généalogique avait été
40perdu par l'injure du temps.
41
42Monsieur le baron était un des plus puissants seigneurs de la
43Westphalie, car son château avait une porte et des fenêtres. Sa
44grande salle même était ornée d'une tapisserie. Tous les chiens
45de ses basses-cours composaient une meute dans le besoin; ses
46palefreniers étaient ses piqueurs; le vicaire du village était
47son grand-aumônier. Ils l'appelaient tous monseigneur, et ils
48riaient quand il fesait des contes.
49
50Madame la baronne, qui pesait environ trois cent cinquante
51livres, s'attirait par là une très grande considération, et
52fesait les honneurs de la maison avec une dignité qui la rendait
53encore plus respectable. Sa fille Cunégonde, âgée de dix-sept
54ans, était haute en couleur, fraîche, grasse, appétissante. Le
55fils du baron paraissait en tout digne de son père. Le
56précepteur Pangloss[1] était l'oracle de la maison, et le petit
57Candide écoutait ses leçons avec toute la bonne foi de son âge et
58de son caractère.
59
60 [1] De _pan_, tout, et _glossa_, langue. B.
61
62
63Pangloss enseignait la métaphysico-théologo-cosmolonigologie. Il
64prouvait admirablement qu'il n'y a point d'effet sans cause, et
65que, dans ce meilleur des mondes possibles, le château de
66monseigneur le baron était le plus beau des châteaux, et madame
67la meilleure des baronnes possibles.
68
69Il est démontré, disait-il, que les choses ne peuvent être
70autrement; car tout étant fait pour une fin, tout est
71nécessairement pour la meilleure fin. Remarquez bien que les nez
72ont été faits pour porter des lunettes; aussi avons-nous des
73lunettes[2]. Les jambes sont visiblement instituées pour être
74chaussées, et nous avons des chausses. Les pierres ont été
75formées pour être taillées et pour en faire des châteaux; aussi
76monseigneur a un très beau château: le plus grand baron de la
77province doit être le mieux logé; et les cochons étant faits pour
78être mangés, nous mangeons du porc toute l'année: par conséquent,
79ceux qui ont avancé que tout est bien ont dit une sottise; il
80fallait dire que tout est au mieux.
81
82 [2] Voyez tome XXVII, page 528; et dans les _Mélanges_, année
83 1738, le chapitre XI de la troisième partie des _Éléments de la
84 philosophie de Newton_; et année 1768, le chapitre X des
85 _Singularités de la nature_. B.
86
87
88Candide écoutait attentivement, et croyait innocemment; car il
89trouvait mademoiselle Cunégonde extrêmement belle, quoiqu'il ne
90prît jamais la hardiesse de le lui dire. Il concluait qu'après
91le bonheur d'être né baron de Thunder-ten-tronckh, le second
92degré de bonheur était d'être mademoiselle Cunégonde; le
93troisième, de la voir tous les jours; et le quatrième, d'entendre
94maître Pangloss, le plus grand philosophe de la province, et par
95conséquent de toute la terre.
96
97Un jour Cunégonde, en se promenant auprès du château, dans le
98petit bois qu'on appelait parc, vit entre des broussailles le
99docteur Pangloss qui donnait une leçon de physique expérimentale
100à la femme de chambre de sa mère, petite brune très jolie et très
101docile. Comme mademoiselle Cunégonde avait beaucoup de
102disposition pour les sciences, elle observa, sans souffler, les
103expériences réitérées dont elle fut témoin; elle vit clairement
104la raison suffisante du docteur, les effets et les causes, et
105s'en retourna tout agitée, toute pensive, toute remplie du désir
106d'être savante, songeant qu'elle pourrait bien être la raison
107suffisante du jeune Candide, qui pouvait aussi être la sienne.
108
109Elle rencontra Candide en revenant au château, et rougit: Candide
110rougit aussi . Elle lui dit bonjour d'une voix entrecoupée; et
111Candide lui parla sans savoir ce qu'il disait. Le lendemain,
112après le dîner, comme on sortait de table, Cunégonde et Candide
113se trouvèrent derrière un paravent; Cunégonde laissa tomber son
114mouchoir, Candide le ramassa; elle lui prit innocemment la main;
115le jeune homme baisa innocemment la main de la jeune demoiselle
116avec une vivacité, une sensibilité, une grâce toute particulière;
117leurs bouches se rencontrèrent, leurs yeux s'enflammèrent, leurs
118genoux tremblèrent, leurs mains s'égarèrent. M. le baron de
119Thunder-ten-tronckh passa auprès du paravent, et voyant cette
120cause et cet effet, chassa Candide du château à grands coups de
121pied dans le derrière. Cunégonde s'évanouit: elle fut souffletée
122par madame la baronne dès qu'elle fut revenue à elle-même; et
123tout fut consterné dans le plus beau et le plus agréable des
124châteaux possibles.
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127
128CHAPITRE II
129
130Ce que devint Candide parmi les Bulgares.
131
132
133Candide, chassé du paradis terrestre, marcha longtemps sans
134savoir où, pleurant, levant les yeux au ciel, les tournant
135souvent vers le plus beau des châteaux qui renfermait la plus
136belle des baronnettes; il se coucha sans souper au milieu des
137champs entre deux sillons; la neige tombait à gros flocons.
138Candide, tout transi, se traîna le lendemain vers la ville
139voisine, qui s'appelle _Valdberghoff-trarbk-dikdorff_, n'ayant
140point d'argent, mourant de faim et de lassitude. Il s'arrêta
141tristement à la porte d'un cabaret. Deux hommes habillés de bleu
142le remarquèrent: Camarade, dit l'un, voilà un jeune homme très
143bien fait, et qui a la taille requise; ils s'avancèrent vers
144Candide et le prièrent à dîner très civilement.--Messieurs, leur
145dit Candide avec une modestie charmante, vous me faites beaucoup
146d'honneur, mais je n'ai pas de quoi payer mon écot.--Ah!
147monsieur, lui dit un des bleus, les personnes de votre figure et
148de votre mérite ne paient jamais rien: n'avez-vous pas cinq pieds
149cinq pouces de haut?--Oui, messieurs, c'est ma taille, dit-il en
150fesant la révérence.--Ah! monsieur, mettez-vous à table; non
151seulement nous vous défraierons, mais nous ne souffrirons jamais
152qu'un homme comme vous manque d'argent; les hommes ne sont faits
153que pour se secourir les uns les autres.--Vous avez raison, dit
154Candide; c'est ce que M. Pangloss m'a toujours dit, et je vois
155bien que tout est au mieux. On le prie d'accepter quelques écus,
156il les prend et veut faire son billet; on n'en veut point, on se
157met à table. N'aimez-vous pas tendrement?....--Oh! oui,
158répond-il, j'aime tendrement mademoiselle Cunégonde.--Non, dit
159l'un de ces messieurs, nous vous demandons si vous n'aimez pas
160tendrement le roi des Bulgares?--Point du tout, dit-il, car je ne
161l'ai jamais vu.--Comment! c'est le plus charmant des rois, et il
162faut boire à sa santé.--Oh! très volontiers, messieurs. Et il
163boit. C'en est assez, lui dit-on, vous voilà l'appui, le
164soutien, le défenseur, le héros des Bulgares; votre fortune est
165faite, et votre gloire est assurée. On lui met sur-le-champ les
166fers aux pieds, et on le mène au régiment. On le fait tourner à
167droite, à gauche, hausser la baguette, remettre la baguette,
168coucher en joue, tirer, doubler le pas, et on lui donne trente
169coups de bâton; le lendemain, il fait l'exercice un peu moins
170mal, et il ne reçoit que vingt coups; le surlendemain, on ne lui
171en donne que dix, et il est regardé par ses camarades comme un
172prodige.
173
174Candide, tout stupéfait, ne démêlait pas encore trop bien comment
175il était un héros. Il s'avisa un beau jour de printemps de
176s'aller promener, marchant tout droit devant lui, croyant que
177c'était un privilège de l'espèce humaine, comme de l'espèce
178animale, de se servir de ses jambes à son plaisir. Il n'eut pas
179fait deux lieues que voilà quatre autres héros de six pieds qui
180l'atteignent, qui le lient, qui le mènent dans un cachot. On lui
181demanda juridiquement ce qu'il aimait le mieux d'être fustigé
182trente-six fois par tout le régiment, ou de recevoir à-la-fois
183douze balles de plomb dans la cervelle. Il eut beau dire que les
184volontés sont libres, et qu'il ne voulait ni l'un ni l'autre, il
185fallut faire un choix; il se détermina, en vertu du don de Dieu
186qu'on nomme _liberté_, à passer trente-six fois par les
187baguettes; il essuya deux promenades. Le régiment était composé
188de deux mille hommes; cela lui composa quatre mille coups de
189baguette, qui, depuis la nuque du cou jusqu'au cul, lui
190découvrirent les muscles et les nerfs. Comme on allait procéder
191à la troisième course, Candide, n'en pouvant plus, demanda en
192grâce qu'on voulût bien avoir la bonté de lui casser la tête; il
193obtint cette faveur; on lui bande les yeux; on le fait mettre à
194genoux. Le roi des Bulgares passe dans ce moment, s'informe du
195crime du patient; et comme ce roi avait un grand génie, il
196comprit, par tout ce qu'il apprit de Candide, que c'était un
197jeune métaphysicien fort ignorant des choses de ce monde, et il
198lui accorda sa grâce avec une clémence qui sera louée dans tous
199les journaux et dans tous les siècles. Un brave chirurgien
200guérit Candide en trois semaines avec les émollients enseignés
201par Dioscoride. Il avait déjà un peu de peau et pouvait marcher,
202quand le roi des Bulgares livra bataille au roi des Abares.
203
204
205
206CHAPITRE III.
207
208Comment Candide se sauva d'entre les Bulgares, et ce qu'il
209devint.
210
211
212Rien n'était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que
213les deux armées. Les trompettes, les fifres, les hautbois, les
214tambours, les canons; formaient une harmonie telle qu'il n'y en
215eut jamais en enfer. Les canons renversèrent d'abord à peu près
216six mille hommes de chaque côté; ensuite la mousqueterie ôta du
217meilleur des mondes environ neuf à dix mille coquins qui en
218infectaient la surface. La baïonnette fut aussi la raison
219suffisante de la mort de quelques milliers d'hommes. Le tout
220pouvait bien se monter à une trentaine de mille âmes. Candide,
221qui tremblait comme un philosophe, se cacha du mieux qu'il put
222pendant cette boucherie héroïque.
223
224Enfin, tandis que les deux rois fesaient chanter des _Te Deum_,
225chacun dans son camp, il prit le parti d'aller raisonner ailleurs
226des effets et des causes. Il passa par-dessus des tas de morts
227et de mourants, et gagna d'abord un village voisin; il était en
228cendres: c'était un village abare que les Bulgares avaient brûlé,
229selon les lois du droit public. Ici des vieillards criblés de
230coups regardaient mourir leurs femmes égorgées, qui tenaient
231leurs enfants à leurs mamelles sanglantes; là des filles
232éventrées après avoir assouvi les besoins naturels de quelques
233héros, rendaient les derniers soupirs; d'autres à demi brûlées
234criaient qu'on achevât de leur donner la mort. Des cervelles
235étaient répandues sur la terre à côté de bras et de jambes
236coupés.
237
238Candide s'enfuit au plus vite dans un autre village: il
239appartenait à des Bulgares, et les héros abares l'avaient traité
240de même. Candide, toujours marchant sur des membres palpitants
241ou à travers des ruines, arriva enfin hors du théâtre de la
242guerre, portant quelques petites provisions dans son bissac, et
243n'oubliant jamais mademoiselle Cunégonde. Ses provisions lui
244manquèrent quand il fut en Hollande; mais ayant entendu dire que
245tout le monde était riche dans ce pays-là, et qu'on y était
246chrétien, il ne douta pas qu'on ne le traitât aussi bien qu'il
247l'avait été dans le château de M. le baron, avant qu'il en eût
248été chassé pour les beaux yeux de mademoiselle Cunégonde.
249
250Il demanda l'aumône à plusieurs graves personnages, qui lui
251répondirent tous que, s'il continuait à faire ce métier, on
252l'enfermerait dans une maison de correction pour lui apprendre à
253vivre.
254
255Il s'adressa ensuite à un homme qui venait de parler tout seul
256une heure de suite sur la charité dans une grande assemblée. Cet
257orateur le regardant de travers lui dit: Que venez-vous faire
258ici? y êtes-vous pour la bonne cause? Il n'y a point d'effet sans
259cause, répondit modestement Candide; tout est enchaîné
260nécessairement et arrangé pour le mieux. Il a fallu que je fusse
261chassé d'auprès de mademoiselle Cunégonde, que j'aie passé par
262les baguettes, et il faut que je demande mon pain, jusqu'à ce que
263je puisse en gagner; tout cela ne pouvait être autrement. Mon
264ami, lui dit l'orateur, croyez-vous que le pape soit
265l'antechrist? Je ne l'avais pas encore entendu dire, répondit
266Candide: mais qu'il le soit, ou qu'il ne le soit pas, je manque
267de pain. Tu ne mérites pas d'en manger, dit l'autre: va, coquin,
268va, misérable, ne m'approche de ta vie. La femme de l'orateur
269ayant mis la tête à la fenêtre, et avisant un homme qui doutait
270que le pape fût antechrist, lui répandit sur le chef un
271plein..... O ciel! à quel excès se porte le zèle de la religion
272dans les dames!
273
274Un homme qui n'avait point été baptisé, un bon anabaptiste, nommé
275Jacques, vit la manière cruelle et ignominieuse dont on traitait
276ainsi un de ses frères, un être à deux pieds sans plumes, qui
277avait une âme; il l'amena chez lui, le nettoya, lui donna du pain
278et de la bière, lui fit présent de deux florins, et voulut même
279lui apprendre à travailler dans ses manufactures aux étoffes de
280Perse qu'on fabrique en Hollande. Candide se prosternant presque
281devant lui, s'écriait: Maître Pangloss me l'avait bien dit que
282tout est au mieux dans ce monde, car je suis infiniment plus
283touché de votre extrême générosité que de la dureté de ce
284monsieur à manteau noir, et de madame son épouse.
285
286Le lendemain, en se promenant, il rencontra un gueux tout couvert
287de pustules, les yeux morts, le bout du nez rongé, la bouche de
288travers, les dents noires, et parlant de la gorge, tourmenté
289d'une toux violente, et crachant une dent à chaque effort.
290
291
292
293CHAPITRE IV.
294
295Comment Candide rencontra son ancien maître de philosophie, le
296docteur Pangloss, et ce qui en advint.
297
298
299Candide, plus ému encore de compassion que d'horreur, donna à cet
300épouvantable gueux les deux florins qu'il avait reçus de son
301honnête anabaptiste Jacques. Le fantôme le regarda fixement,
302versa des larmes, et sauta à son cou. Candide effrayé recule.
303Hélas! dit le misérable à l'autre misérable, ne reconnaissez-vous
304plus votre cher Pangloss? Qu'entends-je? vous, mon cher maître!
305vous, dans cet état horrible! quel malheur vous est-il donc
306arrivé? pourquoi n'êtes-vous plus dans le plus beau des châteaux?
307qu'est devenue mademoiselle Cunégonde, la perle des filles, le
308chef-d'oeuvre de la nature? Je n'en peux plus, dit Pangloss.
309Aussitôt Candide le mena dans l'étable de l'anabaptiste, où il
310lui fit manger un peu de pain; et quand Pangloss fut refait: Eh
311bien! lui dit-il, Cunégonde? Elle est morte, reprit l'autre.
312Candide s'évanouit à ce mot: son ami rappela ses sens avec un peu
313de mauvais vinaigre qui se trouva par hasard dans l'étable.
314Candide rouvre les yeux. Cunégonde est morte! Ah! meilleur des
315mondes, où êtes-vous? Mais de quelle maladie est-elle morte? ne
316serait-ce point de m'avoir vu chasser du beau château de monsieur
317son père à grands coups de pied? Non, dit Pangloss, elle a été
318éventrée par des soldats bulgares, après avoir été violée autant
319qu'on peut l'être; ils ont cassé la tête à monsieur le baron qui
320voulait la défendre; madame la baronne a été coupée en morceaux;
321mon pauvre pupille traité précisément comme sa soeur; et quant au
322château, il n'est pas resté pierre sur pierre, pas une grange,
323pas un mouton, pas un canard, pas un arbre; mais nous avons été
324bien vengés, car les Abares en ont fait autant dans une baronnie
325voisine qui appartenait à un seigneur bulgare.
326
327A ce discours, Candide s'évanouit encore; mais revenu à soi, et
328ayant dit tout ce qu'il devait dire, il s'enquit de la cause et
329de l'effet, et de la raison suffisante qui avait mis Pangloss
330dans un si piteux état. Hélas! dit l'autre, c'est l'amour:
331l'amour, le consolateur du genre humain, le conservateur de
332l'univers, l'âme de tous les êtres sensibles, le tendre amour.
333Hélas! dit Candide, je l'ai connu cet amour, ce souverain des
334coeurs, cette âme de notre âme; il ne m'a jamais valu qu'un
335baiser et vingt coups de pied au cul. Comment cette belle cause
336a-t-elle pu produire en vous un effet si abominable?
337
338Pangloss répondit en ces termes: O mon cher Candide! vous avez
339connu Paquette, cette jolie suivante de notre auguste baronne:
340j'ai goûté dans ses bras les délices du paradis, qui ont produit
341ces tourments d'enfer dont vous me voyez dévoré; elle en était
342infectée, elle en est peut-être morte. Paquette tenait ce
343présent d'un cordelier très savant qui avait remonté à la source,
344car il l'avait eu d'une vieille comtesse, qui l'avait reçu d'un
345capitaine de cavalerie, qui le devait à une marquise, qui le
346tenait d'un page, qui l'avait reçu d'un jésuite, qui, étant
347novice, l'avait eu en droite ligne d'un des compagnons de
348Christophe Colomb. Pour moi, je ne le donnerai à personne, car
349je me meurs.
350
351O Pangloss! s'écria Candide, voilà une étrange généalogie!
352n'est-ce pas le diable qui en fut la souche? Point du tout,
353répliqua ce grand homme; c'était une chose indispensable dans le
354meilleur des mondes, un ingrédient nécessaire; car si Colomb
355n'avait pas attrapé dans une île de l'Amérique cette maladie[1]
356qui empoisonne la source de la génération, qui souvent même
357empêche la génération, et qui est évidemment l'opposé du grand
358but de la nature, nous n'aurions ni le chocolat ni la cochenille;
359il faut encore observer que jusqu'aujourd'hui, dans notre
360continent, cette maladie nous est particulière, comme la
361controverse. Les Turcs, les Indiens, les Persans, les Chinois,
362les Siamois, les Japonais, ne la connaissent pas encore; mais il
363y a une raison suffisante pour qu'ils la connaissent à leur tour
364dans quelques siècles. En attendant elle a fait un merveilleux
365progrès parmi nous, et surtout dans ces grandes armées composées
366d'honnêtes stipendiaires bien élevés, qui décident du destin des
367états; on peut assurer que, quand trente mille hommes combattent
368en bataille rangée contre des troupes égales en nombre, il y a
369environ vingt mille vérolés de chaque côté.
370
371 [1] Voyez tome XXXI, page 7. B.
372
373
374Voilà qui est admirable, dit Candide; mais il faut vous faire
375guérir. Et comment le puis-je? dit Pangloss; je n'ai pas le sou,
376mon ami, et dans toute l'étendue de ce globe on ne peut ni se
377faire saigner, ni prendre un lavement sans payer, ou sans qu'il y
378ait quelqu'un qui paie pour nous.
379
380Ce dernier discours détermina Candide; il alla se jeter aux pieds
381de son charitable anabaptiste Jacques, et lui fit une peinture si
382touchante de l'état où son ami était réduit, que le bon-homme
383n'hésita pas à recueillir le docteur Pangloss; il le fit guérir à
384ses dépens. Pangloss, dans la cure, ne perdit qu'un oeil et une
385oreille. Il écrivait bien, et savait parfaitement
386l'arithmétique. L'anabaptiste Jacques en fit son teneur de
387livres. Au bout de deux mois, étant obligé d'aller à Lisbonne
388pour les affaires de son commerce, il mena dans son vaisseau ses
389deux philosophes. Pangloss lui expliqua comment tout était on ne
390peut mieux. Jacques n'était pas de cet avis. Il faut bien,
391disait-il, que les hommes aient un peu corrompu la nature, car
392ils ne sont point nés loups, et ils sont devenus loups. Dieu ne
393leur a donné ni canons de vingt-quatre, ni baïonnettes, et ils se
394sont fait des baïonnettes et des canons pour se détruire. Je
395pourrais mettre en ligne de compte les banqueroutes, et la
396justice qui s'empare des biens des banqueroutiers pour en
397frustrer les créanciers. Tout cela était indispensable,
398répliquait le docteur borgne, et les malheurs particuliers font
399le bien général; de sorte que plus il y a de malheurs
400particuliers, et plus tout est bien. Tandis qu'il raisonnait,
401l'air s'obscurcit, les vents soufflèrent des quatre coins du
402monde, et le vaisseau fut assailli de la plus horrible tempête, à
403la vue du port de Lisbonne.
404
405
406CHAPITRE V.
407
408Tempête, naufrage, tremblement de terre, et ce qui advint du
409docteur Pangloss, de Candide, et de l'anabaptiste Jacques.
410
411La moitié des passagers affaiblis, expirants de ces angoisses
412inconcevables que le roulis d'un vaisseau porte dans les nerfs et
413dans toutes les humeurs du corps agitées en sens contraires,
414n'avait pas même la force de s'inquiéter du danger. L'autre
415moitié jetait des cris et fesait des prières; les voiles étaient
416déchirées, les mâts brisés, le vaisseau entr'ouvert. Travaillait
417qui pouvait, personne ne s'entendait, personne ne commandait.
418L'anabaptiste aidait un peu à la manoeuvre; il était sur le
419tillac; un matelot furieux le frappe rudement et l'étend sur les
420planches; mais du coup qu'il lui donna, il eut lui-même une si
421violente secousse, qu'il tomba hors du vaisseau, la tête la
422première. Il restait suspendu et accroché à une partie de mât
423rompu. Le bon Jacques court à son secours, l'aide à remonter, et
424de l'effort qu'il fait, il est précipité dans la mer à la vue du
425matelot, qui le laissa périr sans daigner seulement le regarder.
426Candide approche, voit son bienfaiteur qui reparaît un moment, et
427qui est englouti pour jamais. Il veut se jeter après lui dans la
428mer: le philosophe Pangloss l'en empêche, en lui prouvant que la
429rade de Lisbonne avait été formée exprès pour que cet anabaptiste
430s'y noyât. Tandis qu'il le prouvait _à priori_, le vaisseau
431s'entr'ouvre, tout périt à la réserve de Pangloss, de Candide, et
432de ce brutal de matelot qui avait noyé le vertueux anabaptiste;
433le coquin nagea heureusement jusqu'au rivage, où Pangloss et
434Candide furent portés sur une planche.
435
436Quand ils furent revenus un peu à eux, ils marchèrent vers
437Lisbonne; il leur restait quelque argent, avec lequel ils
438espéraient se sauver de la faim après avoir échappé à la tempête.
439
440A peine ont-ils mis le pied dans la ville, en pleurant la mort de
441leur bienfaiteur, qu'ils sentent la terre trembler sous leurs
442pas[1]; la mer s'élève en bouillonnant dans le port, et brise les
443vaisseaux qui sont à l'ancre. Des tourbillons de flammes et de
444cendres couvrent les rues et les places publiques; les maisons
445s'écroulent, les toits sont renversés sur les fondements, et les
446fondements se dispersent; trente mille habitants de tout âge et
447de tout sexe sont écrasés sous des ruines. Le matelot disait en
448sifflant et en jurant: il y aura quelque chose à gagner ici.
449Quelle peut être la raison suffisante de ce phénomène? disait
450Pangloss. Voici le dernier jour du monde! s'écriait Candide.
451Le matelot court incontinent au milieu des débris, affronte la
452mort pour trouver de l'argent, en trouve, s'en empare, s'enivre,
453et ayant cuvé son vin, achète les faveurs de la première fille de
454bonne volonté qu'il rencontre sur les ruines des maisons
455détruites, et au milieu des mourants et des morts. Pangloss le
456tirait cependant par la manche: Mon ami, lui disait-il, cela
457n'est pas bien, vous manquez à la raison universelle, vous prenez
458mal votre temps. Tête et sang, répondit l'autre, je suis matelot
459et né à Batavia; j'ai marché quatre fois sur le crucifix dans
460quatre voyages au Japon[2]; tu as bien trouvé ton homme avec ta
461raison universelle!
462
463
464 [1] Le tremblement de terre de Lisbonne est du 1er novembre 1755.
465 B.
466
467 [2] Voyez tome XVIII, page 470. B.
468
469
470Quelques éclats de pierre avaient blessé Candide; il était étendu
471dans la rue et couvert de débris. Il disait à Pangloss: Hélas!
472procure-moi un peu de vin et d'huile; je me meurs. Ce
473tremblement de terre n'est pas une chose nouvelle, répondit
474Pangloss; la ville de Lima éprouva les mêmes secousses en
475Amérique l'année passée; mêmes causes, mêmes effets; il y a
476certainement une traînée de soufre sous terre depuis Lima jusqu'à
477Lisbonne. Rien n'est plus probable, dit Candide; mais, pour
478Dieu, un peu d'huile et de vin. Comment probable? répliqua le
479philosophe, je soutiens que la chose est démontrée. Candide
480perdit connaissance, et Pangloss lui apporta un peu d'eau d'une
481fontaine voisine.
482
483Le lendemain, ayant trouvé quelques provisions de bouche en se
484glissant à travers des décombres, ils réparèrent un peu leurs
485forces. Ensuite ils travaillèrent comme les autres à soulager
486les habitants échappés à la mort. Quelques citoyens, secourus
487par eux, leur donnèrent un aussi bon dîner qu'on le pouvait dans
488un tel désastre: il est vrai que le repas était triste; les
489convives arrosaient leur pain de leurs larmes; mais Pangloss les
490consola, en les assurant que les choses ne pouvaient être
491autrement: Car, dit-il, tout ceci est ce qu'il y a de mieux; car
492s'il y a un volcan à Lisbonne, il ne pouvait être ailleurs; car
493il est impossible que les choses ne soient pas où elles sont, car
494tout est bien.
495
496Un petit homme noir, familier de l'inquisition, lequel était à
497côté de lui, prit poliment la parole et dit: Apparemment que
498monsieur ne croit pas au péché originel; car si tout est au
499mieux, il n'y a donc eu ni chute ni punition.
500
501Je demande très humblement pardon à votre excellence, répondit
502Pangloss encore plus poliment, car la chute de l'homme et la
503malédiction entraient nécessairement dans le meilleur des mondes
504possibles. Monsieur ne croit donc pas à la liberté? dit le
505familier. Votre excellence m'excusera, dit Pangloss; la liberté
506peut subsister avec la nécessité absolue; car il était nécessaire
507que nous fussions libres; car enfin la volonté déterminée......
508Pangloss était au milieu de sa phrase, quand Je familier fit un
509signe de tête à son estafier qui lui servait à boire du vin de
510Porto ou d'Oporto.
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